Deux mille dix
« Et en deux-mille aussi… »
Enrique Santos Discépolo
I
Dix ans ont déjà passés
de ce « foutoir » promis par Discépolo,
et nous continuons, et nous persistons, en dépit de tout,
comme le chantait doña Eladia,
laissant les « saloperies » évoquées par le discepolien tango,
dans ce coin où l’on range les souvenirs immuables.
II
Que reste-t-il de tel bal et de tel voyage ? Seulement une pusillanime apparence :
le monde comme un chaos dirigé par des moralistes et des maquereaux
le même chaos, la même incertitude,
la fuite du temps vers son avenir détraqué.
Continuer à être ce que nous sommes, et ce nous avons été,
dans les paroles, les notes de musique et les vers.
Ce que prodigue le tango.
Avec sa populaire sagesse.
01/01/2010
Ces lignes écrites il y a longtemps
Rouvrir un dossier
trouver ces lignes écrites il y a longtemps,
sur le tango, avec le tango,
lors d’une expérience théâtrale,
et existentielle, par le biais d’une rencontre
avec d’autres qui passionnément
avaient décidé de porter à la scène
une modeste lumière sentimentale,
un peu de ce que la vie laissa écrit dans leur âme,
d’une manière indélébile.
Un an déjà…
En mémoire de l’ami Martial.
Et là-bas il s’en est allé, emportant ses notes,
ses rythmes et chansons, sa gentillesse,
et la marque obscure d’une culture
venue de très loin, avec un rien de slave
et d’oriental, d’ukrainien et d’enfant des steppes…
Et ces paroles intenses susurrées ou criées,
donnant expression à un sentiment si crucial
reflété à travers la tristesse d’un accordéon
qui autrefois avait voulu devenir bandonéon,
mais le temps à plus de force en brisant
ce que entre ses mains agiles
aurait pu être, qui le sait,
une sage conjonction entre le tango et les Balkans.
27/4/2015
Étrange défilé
« Tango qui fus et seras… »
Les « caïds » et les « allumeuses »…
dans un défilé étrange
des personnages fantasmagoriques
qui peuplent la propre mémoire
pour un retrouver d’époques et d’absences.
15/08/2011
Ce furent des années…
« Ce furent des années de clôtures et de glycines,
de la vie hors jeu, d’une folle époque »
D’un tango
« La solitude est la seule chose éternelle dans ces parages »
Omar López
Le temps irrésolu comme dans le tango, car rien ne s’échappe, car tout est ici permanence : les traces du passé, les années de l’enfance, le quartier, immobile et qui ne change pas, la rue et sa mélancolique lanterne, le faubourg, plat, la platitude argentine, cette figure « futuriste et nostalgieuse » (Gotan project), face à l’immensité, et la fuite, toujours horizontale, et lointaine, la petite patrie, définitivement imprimée dans les pupilles et dans le cuore.
23/06/07 (Avec 52 balais déjà)
Malena (Entremes) *
On dit que Malena chante le tango
Comme personne au monde,
Que dans chaque vers elle met tout son cœur
Et que sa voix comme une fleur du faubourg
A des parfums d’oubli...Qu’elle a des peines de bandonéon.
Que sa chanson est froide
Comme une dernière rencontre,
Qu’elle devient amère au fil du souvenir.
Comment savoir d’où vient cette peine ?
Dans quel tango va-t-elle ressurgir ?
D’une voix d’alouette depuis l’enfance,
Les noms des rues de son quartier
Apparaissent, signes de sa tristesse,
Lumières éteintes d’un jour sans fin,
Douleur cachée, vaine mélancolie :
La voix de Malena nous rend meilleurs…*
Une troupe de théâtre amateur, la Compagnie Folle, de Saint-Quentin la Poterie, dans l’Uzège, m’avait invité à participer à la préparation d’une série de saynètes dans le cadre d’un ensemble qui avait comme thème : L’amour dans le tango. Après quelques séances d’improvisations et de discussions avec les comédiens, surgirent quelques textes en français. Cet entremet fut présenté et représenté ensuite dans le 2ème Festival organisé par l’association Tangueando, à Uzès, en 1992. (Aujourd’hui, ce moment m’évoque le regretté ami Pierre Thèves avec qui, plus tard, nous devions passer une « mémorable » soirée de bal dans ce même lieu. Lui qui, espiègle, voyant une rangée de femme en bas résille qui chaussait ses talons aiguilles, avant de rentrer sur la piste de danse, me confessa : « Hum, je me rince l’œil ! »…).
Ceci n’est pas un poème de Borges
Ça aurait pu être mais ça ne l’est pas
Un poème écrit par quelqu’un
Que l’on ne connaît pas et en même temps, si familier
Qu’il se ressemble dans la lecture, et
Dans l’écriture, alors, surgissent des échos
Cachés, fruits du labyrinthe
De l’imagination, toujours débordante du poète
Celui qui chantera la ville sur sa guitare sans cordes,
Le gouape traversant la rue Serrano, à Palermo,
Passe ici comme un fantôme,
Tirant la langue à la Parque car pour lui
La fuite du temps déjà n’existe plus, tous les temps sont confondus
Que le vers concilia dans une éternité
De mots, méthodiques, animés de rythmes inusités,
Transmission d’une pensée à l’autre, des mythologies
Confuses des héros confus qui toujours le furent
Et jamais ne dépassèrent la feuille de papier,
Elle-même leur permit d’exister et leur enleva la fantaisie
Dans l’ultime geste qui implique la fermeture du livre
Pour se laisser emporter par d’autres accords, d'autres vents.
L’œuvre reste ici, périssable.
Et ce qui a été, demeure…dans l’observation appliquée
D’un crépuscule où nous ne sommes déjà plus…
Où nous ne sommes que des ombres
Un reflet dans le miroir du temps,
Une matrice typographique, un palimpseste.
Mouillage
« Brouillard du Riachuelo Amarré au souvenir, je continue à attendre... »
(Tango de Enrique Cadicamo)
« Vapeur / Race / Origine »
Daniel MoyanoI.
I
Je ne sais comment, une chanson
Me reviens à la mémoire
Est-ce la phonétique du titre ?
La brumeuse épaisseur sémiotique
Qu’implique tout brouillard
Avec sa force évocatrice ?
Ou est-ce le fleuve, toujours la vie comme un fleuve,
Qui est présent et qui est passée,
Qui est immigration, bord,
Limite des navires (qui en mourant... dit Cadícamo),
Qui tant de gens amenèrent,
Et tant de gens ramenèrent
Après une frustration profonde
(Vers la « non-Amérique »),
En forgeant un tour, un retour
qui demeure pour toujours dans la mémoire.
II.
La peine de l’immigrant
Chantée et esquissée
Dans une nostalgie incommensurable !
!II.
Le paradoxe de tout cela :
Ecrire à partir d’un vers,
Susurré, fixé, reflété
Par une mémoire
Qui ne se résout pas à céder
Devant l’oubli persistant.
Réminiscence « tanguera »
Le poète, en fin matois, qui chantait « je n’ai aimé qu’une fois dans
la vie, avec la douce et totale… » respiration, résignation,
laissant le fruit de la bizarre comédie de Calixte
et Mélibée, la maquerelle comptant les pièces dans une époque
qui n’est plus, époque morte parce que le temps cruel
avance en coupant les épis de sa faux aiguisée, hélas
si nous pouvions revenir à ces soirées, de guitare et compatriotes
fêtes champêtres, odeur de quartier suburbain
grise milonga, Milonguita, femme réelle inexistante
qui traversa l’océan pour survivre dans le cœur de tous,
vieilles mélodies qui nous ont modelées entre certitude et nostalgie,
habile était le barde en ces temps lointains
et l’émotion si simple …
Milonga de coins des rues, pour ne pas oublier *
(Récitatif)
Là, où le fleuve soulève
Des phares à une distance infinie,
Le dos au monde, un rêve
De métropole croît et devient géant.
Le temps t’a amené
Vers d’autres déguisements,
Colombe de joli vol,
De patio, mur et voyage.
Je ne vois plus tes rues,
Ni tes lumières ni tes sémaphores
Rouges : Arrêtez-vous et ne passez pas !
Ici, personne ne passe…
Ils ne passeront pas…
Cette Milonga
De coins des rues, pour ne pas oublier.
Et comme une histoire d’amour
Où la fin n’est pas un final
Á pleines voiles, tu as fermé les yeux,
Buenos Aires, baissé les bras,
Buenos Aires.
Et maintenant, comme une jeune fille déçue dans sa chambre,
Faisant de la couture, reprisant des espoirs,
Le costume du cavalier invisible,
Tu couds à travers tes larmes.
Je ne vois plus tes places,
Ni tes maisons coloniales,
Emportées par une routine
Fainéante, lucrative, étrangère…
Mon pays…
Cette Milonga de coins des rues, je la chante,
Pour ne pas oublier.
Et ainsi, marchant et voyant
Le monde tourne dans son fol manège
Cheval en haut, cheval en bas,
Le souvenir d’autrefois,
Comme dans la poire de la sortija.
Et moi, qui étire mon bras,
Et ne gagne pas un autre tour,
Je paye ma tournée, je vide mon verre,
Je laisse la table des souvenirs,
Et je pars avec mon ombre
Visiter d’autres contrées.
Cette Milonga de coins des rues,
Pour ne pas oublier.
Je laisse la table des souvenirs,
Et je pars avec mon ombre
Visiter d’autres contrées.
Cette Milonga de coins des rues,
Pour ne pas oublier.*
Cette milonga je l’ai écrite un 5 janvier 1989 avec l’idée que, peut-être, un ami musicos la porterait un jour au papier à musique.
Sortija: sorte de bague tenue dans une poire en bois que les enfants, au manège, essaient d’attraper afin de gagner un tour gratuit.
Piazzolla
Somme de tango et tango
sur un oracle cruel et mystérieux
Où gisent écrites les damnations
De l’homme qui aima et aime s’imaginant
Une éternité qui lentement s’éloigne,
Comme l’alcool fermant les blessures,
La douleur embrumant les idées,
Un temps étrangement arrêté
Dans le dernier baiser et la nostalgie,
Dans les pauvres souvenirs
Qui palpitent
Quand il ne reste plus rien,
Quand tout s’est calmé,
Et que la musique est le dernier soupir
D’une mort qui s’éloigne.
Souvenirs de la Milonga de l’Angel sur la route de Beaucaire
Ce furent des années de bals et de rencontres,
De concerts, lectures, conférences ;
Et toujours avec la même rigueur, chaleur,
La même amitié,
Un pont imaginaire
Entre Buenos Aires et Nîmes,
Et pourquoi pas aussi,
Un pont entre la vérité de chacun
Et l’autre, dans la perception
De la passion, du tango et de l’affection.
30/4/07
Pastiches sentimentaux
(Le tango a fait de nous
un peuple de poètes)
I.
Je voulais dire…
Que la vie entière
Par delà le soleil printanier
Se faisait et se défaisait
Dans l’espoir et la croyance
Qu’un passé toujours
Meilleur parce que lointain,
Nous donnerait les réponses
Pour que le futur
Perdit son côté incertain
Et devint une certitude
De projets à réaliser
Dans une addition de sentiments
Dont la somme aurait la valeur
D’une ébauche, c’est-à-dire,
De ce qui va accumulant
les émotions et les rencontres.
II.
Nous sommes comme nous sommes…
En disant ces choses
Oubliées, nous sommes une résurgence
De paroles, et de sons…
Une mémoire
De vagues réminiscences.
III.
(Ce que raconte le tango :
Ces marges incertaines
Où se déroule une existence)
Avec quelle simplicité dire
Ce que l’intellect élabore
Dans son filtrage de mots
Á travers le tamis crucial
De ce qui est ressenti.
IV.
Dans chaque histoire, une morale,
Dans chaque être, une espérance…
La tâche du poète :
Égrener grâce aux mots
Cette identité,
En faire une trace.
(Traduction René Pons)
Nocturne
Dans la ville vaincue
Le sommeil fore les ruelles,
Les uns naufragent
Dans l’alcool souriant
Et d’autres, plus sombres,
Récitent
La sempiternelle chanson
Du rendez-vous manqué.
(Tr. RP)
6 à 0 *
(A Aníbal et Mariana, avec une forte pensée pour le courage qui les anime)
Moment sublime de football
De rencontres et retrouvailles,
Tout ce qui dans la mémoire
Signifie l’émotion
d’autres temps, sombres et passionnels :
« Allez, allez, Argentine… ! »
* Résultat du match entre l’Argentine et la Serbie-Montenegro dans le Mondial d’Allemagne, en 2006. Le lendemain, le titulaire du journal La Nación de Buenos Aires annonçait : « Merci pour la magie ! ». Question subsidiaire : pourquoi cette forte tendance argentine à extérioriser de manière fébrile la victoire et à intérioriser, amèrement, la défaite dans une sorte de « spleen » national, de défaitisme tanguero ? Ce fut le cas, une semaine plus tard, quand notre équipe fut battue en demi finale, par celle du pays organisateur. La poisse !
Caminito, le tango
Caminito, le tango, le temps efface toute trace,
Trace pour consoler, affection, souvenir
S’éloignant tel un bateau à la dérive, et la mélodie,
Enchanteresse, se perd dans la mémoire et survit,
Murmure, sourd murmure d’un chant aimée, un
Territoire, lieu définitif, je-ne-sais-quoi perdu et conquis
Comme une île dans une mer absente des
Cartographies, seule sur le planisphère caché de l’âme.
Leçon de « Sud »*
Sombre le lie de vin,
vide le verre
et dans l’amour
pas un seul acquiers sagesse
sinon dans le repentir.
* Film du réalisateur argentin Fernando « Pino » Solanas, de 1984. “Je reviens au Sud comme on revient toujours à l’amour », chante la principale chanson écrite par lui pour son film.
Blues-Tango*
Une voix en italien
Me susurre à l’oreille
Surgit alors l’immensité de la nostalgie
Et les images, nocturnes,
S’entrecroisent et concèdent à la tristesse
Une certitude plus grande,
Un autre visage de l’absence.
(RP)
* Publié dans Limites / La dimension de l’abîme, Lucie Editions, Nîmes, 2008.
Le pire, le silence
Quand le jour se lève sur les rues vides
Lieux impossibles à atteindre et qu’un homme
Pleure une tristesse ou chemine désolé
Pendant que les autres, avec leur hâte citadine,
Continuent et passent, et laissent l’oubli
Installer ses quelques hardes dans un coin
Sur un carton imprégné de silences…
Le pire, pour que personne n’entende,
Pour que personne n’écoute ces pas,
Désespérément incertains.
(RP)
Le sud de Goyeneche
On l’appelait le « Polaque »
sa voix impossible à confondre
traversa modes et époques,
son vissage, suffrant,
portait la trace
de tant de douleur vécue,
tant de nostalgies.
Et chantant ce « grand mur, et puis … »
il donna au tango
une autre jeunesse
faite de notes et d’espérances…
(DP)
Fado
Sur ces rives, comme sur d’autres,
la douleur se forgea dans la musique,
et la musique dans la voix d’une parole,
étonnante et nostalgique.
Chanter les abandons,
depuis le Tage jusqu’au Plata,
sur les rives d’un même fleuve,
fait de cœur et de chagrins.
(DP)
« Nous sommes tous les fils de Fierro »
I.
« Nous sommes tous les fils de Fierro »,*
Dit cet ami dans sa lettre
Et c’est sûr
Que dans cette histoire d’exils
Et d’auto-exils, nous les Argentins,
Nous traînons un mythe
De luttes et de bannissements.
II.
Comment se défaire du mythe ?
Si ce n’est en créant d’autres mythes
Qui nous renvoient une autre image
Dans le miroir implacable
Où se manifestent pour toujours
Les faits d’une mémoire, à rebours.
III.
Je vais et reviens par ces chemins,
Par ces mots
Je continue à rester le même :
« Tout rentre dans l’ordre… »
Pérennité des vers.
(RP)
* Evocation au personnage du gaucho Martín Fierro (José Hernández, 1835-76), de notre poème national, lui aussi condamné à l’exil.
Pour composer une milonga
Pour composer une milonga
Il faut plus de nostalgies
Que celles inventées
par l’éclairage
Des rues dans l’ombre.
Il faut des souvenirs,
Déracinements et chagrins,
Il faut aussi la chaleur
D’une main amie qui dans l’affection
Ou sur la guitare, nous suit et nous accompagne :
« Si moi j’aime les entendre grincer,
Pourquoi diable les graisser… »
(DP)